Le "DEMAIN"[1] des guides, par Bruno PELLICIER
Il n’est pas de jour sans que nous parviennent de partout, les symptômes du dérèglement climatique, des pollutions à petites ou grandes échelles et de l’épuisement des ressources de notre planète, au point qu’il en devient difficile de l’ignorer ou de ne pas se sentir concerné, ne serait-ce par pur réflexe de survie, si ce n’est pour soi, au moins pour les générations futures. Malgré l’émergence progressive d’une conscience collective, l’inertie de l’action de nos sociétés, comme les difficultés de transformation de nos modes de vie, ne laissent que peu d’illusion sur notre capacité à modifier, à brève échéance, le cours des événements redoutés.
Nous autres guides, n’échappons pas à cette réalité, tout particulièrement dans l’exercice de notre métier au contact permanent avec la montagne. Nous sommes en effet témoins privilégiés (non sans nostalgie !) de la fonte des glaciers, témoins directs et parfois exposés des effondrements de nos « cathédrales », observateurs des régressions de la biodiversité des écosystèmes que nous fréquentons. Notre expérience des milieux extrêmes, inhabités, nous rend plus sensibles aux choses rares, aux équilibres fragiles et aux risques d’épuisement et de disparition.
Paradoxes et contradictions
Les bouleversements en cours, bien qu’ils soient impactants pour nous, n’interrogent qu’assez peu l’adaptation de nos savoir-faire et nos capacités à pérenniser notre métier au regard de évolution climatique. Ce n’est pas parce que la montagne se transforme qu’elle disparait, il est toujours possible de la voir autrement, avec un imaginaire renouvelé.C’est probablement moins la réalité de l’évolution de notre environnement qu’il nous faut craindre que les contraintes que nos sociétés nous imposeront de façon plus ou moins autoritaire, notamment en matière de réglementation et de sécurité.La régulation du mont Blanc nous montre comment la montagne, dès lors qu’elle est confrontée à des phénomènes consuméristes, concentre en un même lieu toutes les contradictions de nos sociétés. Il en résulte une normalisation plus ou moins consensuelle, plus ou moins autoritaire qui, à terme, participe à la mise au pas des populations, en montagne comme dans les autres secteurs de l’activité humaine.
Autrement plus déstabilisant est le constat que le début août, quand la canicule nous contraint à rester à l’ombre et à l’abri des effondrements de la montagne, atteints de sinistrose, correspond au moment de l’année, sans cesse plus précoce, où les 7 milliards d’êtres humains ont consommé plus de ressources que ce que notre planète peut renouveler en une année. Ce constat nous percute de plein fouet, pris en étau par les contradictions de notre nomadisme professionnel tributaire d’un système capitalisme mondialisé.
Il n’est pas facile de passer à l’action quand on est à la fois:
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sidéré par une perspective de catastrophe ou d’effondrement,
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tétanisé par les effets de l’activité touristique, en quête perpétuelle de nature sauvage et d’authenticité, instantanément galvaudées par leur mise en marché à laquelle nous participons,
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inquiet de trop de sobriété quand on a déjà réduit la voilure et réservé nos dépenses à nos besoins vitaux,
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et sans illusion quant aux places disponibles dans les bunkers que certain de nos riches clients font bâtir en Nouvelle Zélande ou dans d’autres coins de la planète réputés à l’abri du désastre !
Pourtant, des voix de plus en plus nombreuses de théoriciens, philosophes [2], chercheurs [3] tentent de montrer comment l’effondrement d’une société peut s’avérer être une opportunité pour redistribuer les cartes, réécrire les règles du jeu, mobiliser des valeurs plus égalitaires, plus solidaires, plus sobres et ainsi contenir les violentes secousses que l’on peut redouter pour nous, mais que de nombreux habitants de cette planète subissent déjà.
Alors que peut le guide ?
Philosophiquement,
Etre optimiste gai ou pessimiste espérant, c’est selon… cultiver le stoïcisme ou tout simplement prendre acte de la situation, se rendre disponible pour un ré enchantement du monde, activer de nouvelles énergies (non fossiles !) et dire à ses enfants et petits-enfants qu’ils ont de la chance de prendre pied dans la vie aujourd’hui !
En pratique : le guide de montagne : un grand témoin !
1/ Prendre conscience que nous sommes « des grands témoins » des effets du réchauffement climatique, des effets de la pollution, des effets de l’épuisement des ressources, d’autant plus qu’ils sont plus marqués et rapides en montagne. Prendre conscience que ces évolutions ont des conséquences sociales et écologiques considérables et délétères. « L’alpiniste et le guide en particulier, ont l’expérience de la planète grâce à leur pratique dans des lieux inhabités » [4].
Il y a peu de professions qui ont parcouru la planète en tous sens, dans toutes les dimensions et toutes les latitudes. De même, le fait d’arpenter les mêmes itinéraires de nos montagnes au fil des décennies, permet des observations empiriques et développe des connaissances sensibles et partageables. En plus de nos compétences en matière de sécurité, de logistique, nous incarnons un rapport à la nature qui révèle un désir, une puissance d’exister que l’on sait contagieux, qui s’exprime dans le lien de la cordée que nous formons avec nos clients.
Cette incarnation fait de nous des témoins prédisposés. Notre profession bénéficie d’une notoriété reconnue et constante de longue date, un public conquis par la nature et le spectacle qu’elle propose. Nous avons développé un mode relationnel solide, basé sur la confiance et la générosité qui s’inscrit dans une culture. L’ensemble de ces atouts doit nous permettre de faire passer des messages et aussi de convaincre de l’irresponsabilité de nos modes de vie addictifs et prédateurs.
Être plutôt Colibri que pyromane
2/ Nous pouvons modifier nos façons de vivre sur un plan personnel, professionnel, familial, sans en attendre un résultat tangible immédiat et visible [5], mais en postulant que ces changements sont les prémices d’une conscience collective propre à orienter la société vers les transformations nécessaires, plus engageantes, plus radicales.
Le premier résultat qu’il faut attendre est tout simplement le bonheur de ne pas subir, d’être acteur de sa propre vie. Pour s'en convaincre, observons comment une partie des nouvelles générations (de guides aussi !) s'approprient de nouvelles façons de vivre, de concevoir leur métier, leurs besoins, leur consommation, leur vie de famille, leurs relations...
Toutes ces nouvelles façons de vivre, ces tentatives, ces explorations augmentent notre puissance d'agir collectivement. « La cordée a été inventée pour résister aux contraintes du milieu »[6], faisons confiance à ce que les alpinistes ont produit de plus précieux pour amorcer les mutations indispensables.
Guide de montagne : un métier, un engagement !
3/ Nous pouvons nous impliquer dans une réflexion professionnelle, à l’échelle locale ou de façon plus étendue et réfléchir ensemble à ces questions :
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se demander en quoi sa propre pratique de guide participe au dérèglement climatique, à la pollution et à l’épuisement des ressources,
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Interroger nos structures de travail pour comprendre leur implication dans les évènements en cours,
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questionner ces mêmes structures sur leurs capacités à renouveler les modes d’organisation individuels ou coopératifs permettant la maîtrise soutenable de nos moyens d’exercer le métier.
Nous pourrons ainsi établir un constat partagé, prendre conscience de l’interdépendance de nos vies.
C’est une attitude lucide, volontariste et altruiste que nous pouvons initier, chacun avec ses moyens, fidèle à un métier d’engagement.
Guide et militant
4/ Nous pouvons être présents et actifs sur les territoires où nous exerçons. Concrètement, nous sommes capables individuellement et collectivement, de nous positionner sur le bien-fondé de projets de développement en prenant en compte l’intérêt des générations futures plutôt que l'intérêt immédiat.
Nous pouvons, grâce à notre réseau, établir des ponts entre les personnes, entre les structures, entre les actions menées ou à venir, et entre les territoires à l’échelle locale ou internationale et aussi contribuer à l’émergence d’un nouveau contrat social et écologique, là encore en mobilisant le symbole de « la cordée qui matérialise la relation à autrui et le contrat social » [7]
Il y a foison d'ONG, de mouvements, de collectifs spontanés pour dénoncer des causes, montrer concrètement les effets de prédation du vivant (humain et non humain), le désastre social et écologique qui l’accompagne. Il y en a tout autant pour construire des alternatives aux dérives humaines.
L'important n'est pas de regarder dans l’assiette du voisin pour vérifier si c’est bio, ni de comptabiliser avec précision l’efficacité d’une action, mais de comprendre et intervenir sur les effets de systèmes qui conditionnent nos vies. Cela justifie de se mobiliser avec enthousiasme et conviction, faire advenir les forces nécessaires au changement et donner une chance de réussite à l'immense défi qui est devant nous.
Nous devons nous dire ce que nous déclamons souvent d’un air taquin à nos compagnes et compagnons de cordée hésitant devant l’obstacle du vide : SOYONS DIGNE ! Et filer la métaphore maritime : « Plutôt couler dignement que flotter sans grâce » [8]
[1] Demain est un film documentaire français réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent, sorti en 2015
[2] Revue Projet
[3] Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle – Une autre fin du monde est possible, Seuil -2018
[4] Michel Serre, vidéos et interviews sur les guides et l’alpinisme
[6] Michel Serre
[7] Michel Serre
[8] Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce, Corinne Morel Darleux – Libertalia - 2019
Bruno Pellicier, Septembre 2019