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La montagne est un support d’activités sociales et économiques multiples. Les logiques d’action et les intérêts des randonneurs, des grimpeurs, des chasseurs, des paysans, des stations de ski etc. peuvent entrer en conflit. Quels types de conflit d’usage peut-on observer aujourd’hui. Quels en sont les causes et les enjeux ? Comment les gérer ?

 

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L'interdiction de l'alpinisme dans le Sancy

Par Jeanjean DONNADIEU

En 2002, une enquête publique préalable à la création de la Réserve Nationale Naturelle de Chastreix Sancy (63) est menée. Les pratiquants et professionnels y font part de leur satisfaction relative à la création d'une RNN. 3 ans plus tard, un projet de décret est rédigé. On peut y lire que « les activités sportives ou touristiques sont interdites à l’exception des activités de découverte de la réserve, de la randonnée pédestre, équestre, à vélo tout terrain, du ski alpin et nordique, de l’alpinisme ainsi que du parapente, du deltaplane et de la montgolfière qui peuvent être réglementées par le Préfet après avis du comité consultatif de la réserve naturelle ». Le décret définitif publié au JO en 2007. On peut lire dans l’article 12 : « Les activités sportives ou touristiques sont interdites, à l’exception des activités de découverte de la réserve, de la randonnée pédestre, équestre et du ski alpin et nordique ainsi que du parapente, du deltaplane et de la montgolfière, qui peuvent être réglementées par le préfet conformément aux orientations définies dans le plan de gestion de la réserve ». Il n’est plus fait mention, dans les exceptions, de l’alpinisme. Oubli involontaire ou action d'une petite main très influente ?

Un décret peut être contesté dans un délai de 2 mois. Les alpinistes et grimpeurs auvergnats, ayant en tête le projet de décret initial, ne font pas de veille et découvrent le décret définitif trop tardivement. Localement, tout le monde a le sentiment d'une incompréhension. Cette dernière est partagée puisque les services de l'Etat via la DREAL et la prefécture du 63 sont plutôt favorables à une modification du décret.

Cette demande de modification va demander 10 ans durant lesquels une étude d'impact environnemental est commandée par la Communauté de communes Chastreix Sancy. De nombreux aller-retour entre les différents étages des organismes de protection de la nature (régionaux et nationaux) ont lieu. Petit à petit, les pratiquants deviennent des interlocuteurs de qualité puisque les services de l'Etat les sollicitent pour participer au plan de gestion de la RNN. Il est alors proposé de limiter l'alpinisme (hivernal - nous sommes en auvergne dans un massif culminant à 1885 m) aux faces nord des couloirs de neige et d'abandonner l'escalade rocheuse.

En juillet 2018, une instance composé d'experts, le Comité National de Protection de la Nature se réunit au ministère de l'environnement. Les acteurs locaux (professionnels, Parc naturel régional des volcans d'Auvergne, Communauté de communes de Chastreix Sancy, Directeur de la RNN Chastreix Sancy, FFCAM, FFME) sont quant à eux dans les bureaux de la DREAL à Clermont Ferrand. L'ensemble est sous la présidence du sous-préfet d'Issoire. Les échanges se font par téléphone. A l'heure de la communication, un fil tendu entre deux pots de yaourts aurait eu le même effet. Dire que tout cela est laborieux est un euphémisme.

Au bout d’une quarantaine de minutes d’échange (de mémoire), le sous-préfet lève la séance. Un membre du CNPN fait fi de cette règle d'hygiène de réunion et nous assène "vous (les pratiquants) voulez privatiser une morceau de la montagne pour votre pratique". Dur a avaler, mais redoutable attaque. Perfide. Le CNPN vote contre la demande de modification du décret. Malgré de nombreux courriers auprès du ministre de l'environnement du moment (N. Hulot), ce dernier suit l'avis du CNPN. Les acteurs locaux sont abasourdis et passent de l’incompréhension en 2007 à un sentiment d'injustice.

Que faire, dans la mesure où le sous-préfet annonce que nous sommes arrivés au bout des recours possibles ? Existe-t-il une juridiction européenne susceptible de nous aider ? En cogitant dans un coin de ma tête, je ne vois qu'une personne susceptible de nous apporter quelques lumières : un avocat, spécialiste de l'environnement, ancien ministre de l'environnement : Corinne Lepage. Un courriel rapide pour expliquer le contexte et solliciter son aide. Moins d'une heure après l'envoi, la réponse est là. Le décret initial est signé par le premier ministre de l'époque (F Fillon) ; il faut lui adresser une demande d’abrogation partielle.

A ce jour, 12 avril 2019, le courrier est en cours de rédaction. L’argumentaire de la demande d'abrogation repose sur le fait qu'il est impossible d'interdire strictement une pratique sportive sur un territoire, d'autant que les impacts des dites pratiques sur l'environnement sont négligeables à faibles. Seule la RNN Chastreix Sancy interdit la pratique de l'alpinisme et de l'escalade. Notre crainte est que ce modèle de gestion puisse essaimer ailleurs.

 

Jeanjean Donnadieu, Avril 2019

Où s’arrête ma montagne, où commence celle des autres ? 
Par Etienne JAILLARD

 

« Ce qui est intéressant, ce ne sont pas ton jugement et sa juste indignation,

ce n’est pas non plus ta tristesse et sa douleur,

ce qui importe, c’est le processus d’observation en lui-même. »

Gao Xingjian, Le livre d’un homme seul

 

Les conflits entre usagers de la montagne mettent généralement en présence trois acteurs principaux : les montagnards locaux, ceux qui fréquentent la montagne en amateur, et la nature elle-même. 

Cette dernière, sa faune, sa flore et toutes ses dynamiques morphologiques (tectoniques, lithologiques ou glaciaires) ou écologiques, est généralement soit oubliée, soit brandie comme un slogan, mais est rarement vraiment étudiée ou prise en considération. Les conflits concernent généralement des cas particuliers, et la parole devrait revenir aux écologues, botanistes, zoologistes, glaciologues, géomorphologues et géologues, après une étude du site concerné. Et leurs conclusions ne devraient pas seulement servir à évaluer les surcoûts d’une exploitation du site, mais surtout à évaluer le coût de la destruction du milieu naturel. En appliquant le vieil adage amérindien, selon lequel nous empruntons la nature à nos enfants, on pourrait augmenter ce coût des intérêts courant (2 %/an, par exemple), le temps de la reconstitution de ce milieu. Un sol ou une forêt mettant 50 ans à se reconstituer verrait alors son coût réel (celui du bénéfice effectué à l’occasion de sa destruction) multiplié par 2,7 (ou par 7,2 sur 100 ans). 

Pour les habitants qui vivent à la fois en montagne et de la montagne, le souci de développer leur territoire est parfaitement légitime, pour vivre décemment et assurer à leurs enfants un avenir possible dans un milieu qu’ils aiment. Et un maire ou un président de région qui ne s’en soucierait pas serait illégitime à son poste. Mais les solutions généralement proposées, le toujours-plus d’équipement touristique, généralement centré sur la neige, rappellent celles d’émirs arabes assis sur leurs champs pétroliers : moins ça rapporte, plus on exploite pour compenser le manque à gagner. Tous deux savent leur ressource en voie d’épuisement, mais faute d’imagination, continuent à l’exploiter sans projection dans le futur, sans anticipation des conditions à venir, et sans recherche de solutions alternatives de long terme. Une fuite en avant dans une impasse. 

Je ne connais pas l’échantillonnage social représenté par les manifestants de mars 2016 aux Vans, par exemple, mais suis prêt à parier que plus des trois quarts étaient citadins et Bac + 5. Et je sais qu’ils ont raison (j’en suis), mais le fait d’avoir raison à long terme sur l’avenir de la montagne ne peut justifier l’asphyxie à court terme de ceux qui y vivent ou y survivent. De plus, pour être légitime dans ces revendications, encore faut-il ne pas faire comme ceux que l’on conteste, à savoir s’approprier de façon exclusive un « bien public », selon les mots de Corinne Morel Darleux et Pierre Mériaux.

Mais surtout, manier l’argumentation de la préservation de la nature mérite qu’on s’y arrête. 

Les amateurs de montagne admettent volontiers, voire défendent, les activités pastorales ou agricoles en montagne, alors qu’elles modèlent et ont modelé les paysages autant ou plus que les activités touristiques. Est-ce parce qu’elles appartiennent au passé qu’elles paraissent plus acceptables ? Le fait d’être passées dans les mœurs en tant que tradition propres à éveiller la nostalgie suffit-il à rendre les activités acceptables ? Et dans ce cas, cette défense de la nature plongerait-elle une ou plusieurs de ces racines dans le passéisme et la réaction, comme le suggérait Luc Ferry (Le nouvel ordre écologique, 1992) ?  

On voit mal ces mêmes manifestants militer pour le démontage du téléphérique de l’Aiguille du Midi ou de celui de La Grave, ou réclamer la suppression des routes ou pistes pastorales permettant d’écourter les marches d’approche, mais qui défigurent pourtant la montagne. Serait-ce alors que ces manifestations, au-delà des arguments écologiques bien réels et justifiés, visent surtout à préserver des intérêts corporatistes et le confort des pratiquants ? 

Pris par leur combat et sûrs de leur position, les protestataires oublient souvent le milieu naturel. Certains de leur fait, ils accusent les équipeurs de massacrer le milieu naturel, d’en compromettre les équilibres et de menacer la faune sauvage. Et c’est vrai. Mais qui parmi les skieurs de potron-minet n’a pas eu le bonheur (on voit par-là que j’assume mes contradictions) de déranger un combat de cerfs en février, une parade nuptiale de lagopèdes en mai, ou, plus embêtant, de faire fuir dans la neige jusqu’au ventre une troupe de chamois, ou de faire perdre sa trace à un renard en chasse ? Qui est sûr de ne jamais avoir décapité un jeune sapin de ses spatules, écorché des vernes ou des racines de pin avec ses carres, voire déclenché une avalanche sans se soucier des bêtes prises en aval ? Ces dommages sont peut-être moins graves qu’une saignée au bulldozer, ou moins visibles que des pylônes ou des canons à neige, mais s’en souvenir nous évitera peut-être de revêtir trop vite la tenue du chevalier blanc. 

Un rapport de l’Association Nationale des Maires des Stations de Montagne, publié en 2010, a mesuré, selon les procédures de l’ADEM, les émissions de gaz à effet de serre des stations de sport d’hiver : plus de la moitié (57%) provenaient alors des voitures des usagers montant à la neige, contre 2% des aménagements de ski (remontées, canons, dameuses, …), le reste étant dû aux habitations et commerces. D’après une autre étude sur St Martin de Belleville-Les Ménuires-Val Thorens, éloignées des grands centre urbains, le transport des usagers vers ces stations contribuerait à 74% des émissions de gaz à effet de serre. Deux parkings de bout de vallée remplis des voitures de skieurs de randonnée, correspondrait donc, du point de vue des dommages climatiques, au fonctionnement d’une station de ski pendant un week-end. 

Les habitants de la montagne vivent pour une minorité de la terre et pour une grande majorité du tourisme. Une démarche cohérente voudrait alors que, pour permettre aux habitants des montagnes de vivre sur place et leur éviter d’avoir recours à des équipements supplémentaires, nous autres randonneurs participions à cette économie de la montagne, en nous arrêtant de temps en temps dans un hôtel avant la course, ou au retour, dans un bar pour une bière ou un diabolo, ou dans un restaurant pour un gueuleton. 

Beaucoup d’alpinistes ont longtemps eu un discours condescendant, voire désobligeant quand ce n’est pas méprisant, vis-à-vis des « autochtones ». Il suffit pour s’en rendre compte de relire les récits des alpinistes anglais du XIXe siècle sur les Alpes (pourtant souvent drôles), ou ceux des expéditions européennes en Himalaya au XXe siècle, qui fleurent bon l’européocentrisme ou le paternalisme. S’il est une tradition que nous autres alpinistes du XXIe siècle pouvions abandonner, ce serait bien celle-là. De nombreux analystes (H. Le Bras et E. Todd, Le Mystère français, 2013 ; C. Guilluy, La France périphérique, 2014 ; P.N. Giraud, L’Homme inutile, 2015 ; B. Milanovic, Inégalités mondiales, 2018) ont révélé le fossé qui se creusait depuis plusieurs années entre les villes et les campagnes, entre les « CSP+ » et les « classes populaires », entre les « élites » et la « France d’en-bas » (© Raffarin) … Il paraît inutile de creuser ce sillon entre personnes animées d’un même besoin de montagne. 

Etienne Jaillard, Mars 2019

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